Paroles de dimanches

Un rien se partage

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Par André Myre

Paroles de dimanches

24 juillet 2024

Crédit photo : Martin Jernberg / Unsplash

À partir d’aujourd’hui, nous lirons presqu’en entier le sixième chapitre de D’après Jean (Jn 6,1-15), que la Liturgie a choisi d’étaler sur cinq dimanches.

En 6,1, Jésus est en Galilée et il y restera jusqu’en 7,10. Le chapitre est marqué par le récit d’ouverture sur le partage des pains, et il a été beaucoup commenté à cause du fameux «Discours sur le pain de vie» qui le suit. Alors que, dimanche dernier, la Liturgie nous faisait lire l’introduction marcienne au premier récit de partage, elle a pourtant choisi de ne pas présenter ce dernier à l’intérieur du cycle de trois ans, laissant plutôt la place aux parallèles matthéen et lucanien[1] et, comme en témoigne l’évangile d’aujourd’hui, à la version johannique.

 

6,1 Après cela, Jésus s’en alla de l’autre bord de la mer de Galilée (ou de Tibériade). 2 Il y avait énormément de monde qui le suivait pour avoir vu les signes qu’il faisait sur les malades. 3 Jésus monta dans la montagne et s’assoyait là avec ses partisans.  4 La Pâque (la fête des Judéens) était proche.

5 Ayant levé les yeux et vu qu’il y a énormément de monde à monter vers lui, Jésus dit à Philippe :

Où achèterions-nous des pains pour les nourrir?

(6 Il disait cela pour le tester car lui, il savait ce qu’il allait faire.)  7 Philippe lui répondit :

25 000 dollars en pains ne suffiraient pas pour que chacun d’eux en reçoive un peu.

8 Un de ses partisans, André, le frère de Simon Pierre, lui dit :

9 Il y a là un jeune avec cinq pains d’orge et deux poissons, mais c’est quoi pour tant de monde?

10 Jésus dit :

Faites installer les gens.

(Il y a là beaucoup d’herbe). Les hommes, qui sont bien cinq mille, s’installèrent donc. 11 Jésus prit donc les pains et, ayant dit les remerciements, il les distribua aux assistants, même chose pour les poissons, à volonté. 12 Quand ils n’eurent plus faim, il dit à ses partisans :

Ramassez les morceaux en trop, il ne faut rien perdre.

13 Des morceaux des cinq pains d’orge qui étaient restés à ceux qui avaient mangé, ils ramassèrent donc de quoi remplir douze paniers.

 

14 Ayant vu le signe qu’il avait fait, les gens se disaient :

C’est vraiment lui, le prophète qui doit venir dans le monde.

15 Sachant bien qu’ils vont venir s’emparer de lui pour le faire roi, Jésus se retira donc de nouveau, seul, dans la montagne.

 

 

Traduction

 

25 000 dollars (v 7). Le texte parle de la valeur de 200 journées de travail; la traduction donne un ordre de grandeur. Selon le v 10, il y avait là 5000 hommes au bas mot. Le Philippe du récit, qui inclut les femmes et les enfants, voit bien que même une grosse somme ne suffirait pas à nourrir une telle foule (le mot «pains» a le sens large de «nourriture»).

Les gens (vv 10.14). Littéralement : les «humains» (anthrôpoi).

Ayant dit les remerciements (v 11). Le verbe eucharisteô est typique de la culture grecque, laquelle se réjouit d’un bienfait, y voyant un don de Dieu; Jean l’utilise aussi au v 23 et en 11,41. La culture sémitique célèbre plutôt la grandeur de Dieu (eulogeô , «bénir») à l’occasion d’un bienfait (12,13).

 

Questions d’histoire

 

1. Jésus a certainement vécu quelques grands repas qui ont marqué l’imaginaire. Pour lui, c’étaient des événements tellement importants qu’il y a implicitement fait référence la veille de sa mort, la dernière fois qu’il a mangé avec les siens (Mc 14,22). La nature des textes ne nous permet cependant pas d’en savoir davantage.

2. La tradition évangélique des grands repas de partage se fondait sur la péricope suivante, tirée du cycle d’Élie et d’Élisée :

 

2 R 4,42 Et un homme vint de Baal-Shâlishâh. Et il apporta à l’homme de Dieu du pain de nouveaux grains, vingt pains d’orge et autres graminées dans son sac. Et il [Élisée] dit :

Donne-les-leur, et ils mangeront.

43 Et son aide dit :

Comment donnerais-je cela à cent hommes?

Et il dit :

Donne-les-leur, et ils mangeront, car ainsi a dit Yhwh : «On mange, et il en reste.»

44 Et il les leur donna, et ils mangèrent, et il leur en resta, suivant la parole de Yhwh.

 

La tradition évangélique provenait de cercles chrétiens qui interprétaient l’événement Jésus à la lumière de l’espérance, courante en Galilée, de la venue d’un nouvel Élie-Élisée. Or, comme le duo s’était constamment attaqué à la gestion des affaires publiques par les rois qui s’étaient succédé en Israël, le récit impliquait nécessairement une critique du tétrarque Antipas, un leader qui avait failli à la tâche de nourrir son peuple. Il témoigne d’une réalité historique constante : contrairement à ce qu’elles soutiennent publiquement, les élites sont loin de veiller à faire profiter la population de leur richesse.

Or, traditionnellement, en Galilée, le peuple a démontré peu de patience avec les mauvais leaders. Quand, de ses rangs, il voyait surgir quelqu’un qui ferait bien le travail, il prenait les moyens de le mettre au pouvoir. La pensée que le rédacteur attribue à Jésus, en conclusion, montre bien que ce dernier comprend la portée politique de son geste. Et à l’époque – c’est d’ailleurs chose courante à toutes les époques – il était dangereux de manifester publiquement son désaccord sur la façon dont le leader administrait les affaires publiques. Une note de prudente clandestinité.

3. Le scribe qui a développé le récit primitif en a bien compris la portée, comme le démontre la rédaction du v 14, à propos des douze paniers de restes. Il sait bien que l’abandon du peuple par ses élites est une réalité historique permanente. Aussi, selon lui, jour après jour, devra-t-il y avoir douze volontaires, qui accepteront de se charger des douze paniers de restes destinés à nourrir le peuple affamé, aussi dangereux cela soit-il.

 

Jean

 

La péricope est faite d’une introduction (vv 1-4) et d’une conclusion (vv 14-15), lesquelles encadrent le récit de partage. Un rédacteur postérieur à l’évangéliste, le parenthésiste, a parsemé le texte d’explications destinées au lectorat qu’il avait en vue[2].

Vv 1-4. Jésus traverse la mer de Galilée, mais on ne sait à partir d’où. (Le parenthésiste en profite pour donner son autre nom au lac : Tibériade, d’après la ville construite dans les années 20 et dont Jean est le seul à parler[3].) Selon le v 2, Jésus aurait déjà soigné pas mal de malades en Galilée, mais dans l’état actuel du Livre des signes, il n’y en a guéri qu’un seul (4,46b-53). Les gens affluent vers lui pour avoir «vu» ce qu’il faisait, mais n’en saisissent pas encore le sens. C’est pourquoi il «monte dans la montagne» (v 3), la montagne étant, sur terre, le lieu le plus près du ciel, et donc l’endroit privilégié pour rencontrer Dieu. L’évangéliste dépeint ici un Jésus prenant la pose de l’enseignant – assis –, parce qu’il va le faire parler du Sens. Pendant que les Judéens sont occupés à préparer leur fête et à mettre au point leur projet de tuer Jésus (5,18), ce dernier a quelque chose à dire a ses compatriotes. La scène est prête pour le significatif partage des pains.

Vv 5-7. Il y a énormément de monde dans la montagne. Le texte est imaginé comme si la Galilée entière était réunie devant Jésus. La Galilée sans vin, et donc sans vie, du premier récit à Cana est maintenant sans nourriture, pendant que la Judée fête sa libération de l’esclavage d’Égypte. André (v 8) ainsi que Philippe (v 5) sont là, les mêmes qu’en 1,40-46 et 12,21-22. Jésus demande à Philippe s’il connaît un endroit où aller acheter de la nourriture pour tout le monde. (Le parenthésiste intervient avant même que le Jésus du récit ait formulé sa demande : ce n’est pas une vraie question, dit-il, c’est un test. Il ne voudrait pas que lectrices et lecteurs s’imaginent que Jésus aurait pu ignorer quelque chose. Comme le Parent sait tout, cela vaut de l’envoyé.) Philippe, quant à lui, prend la question au pied de la lettre. L’évangéliste veut faire comprendre à ses lecteurs que, dans la conjoncture dans laquelle elle se trouve, il est impossible de nourrir la Galilée. Et la réponse de Philippe implique qu’il n’y a rien à faire.

Vv 8-10. André, sans y croire, voit d’où pourrait provenir la solution. Il y a sur place un «tout jeune petit enfant». C’est intraduisible, mais ça indique une direction : dans la Bible, le Sens intervient d’ordinaire à partir des petites gens, de la marginalité (un jeune couple qui n’a plus de vin, un enfant malade, une Samaritaine), d’en dehors du système. Ici, il va se dévoiler à partir d’un jeunot. Un enfant qui ne dispose de presque rien, mais qui est prêt à le partager. Deux petits poissons dans la saumure, et «cinq pains d’orge». Même pas du pain de blé, du pain d’orge, trois fois moins coûteux, et beaucoup moins nourrissant[4]. En somme, deux sardines et cinq pains noirs. Et ça, pour cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. Cinq, c’est un chiffre symbolique, dont on ne sait trop à quoi il fait ici référence, tandis que mille dit la multitude au-delà du décompte. «C’est quoi pour tant de monde?» Ce n’est rien, mais tout part de là. La nourriture ne peut venir d’ailleurs. Je me permets d’insister là-dessus pour deux raisons. La première, parce que ce détail du texte porte tout le sens du récit. La seconde, la plus importante, parce que les humains ont tendance à attendre la solution du système, alors qu’il est la cause du problème. Les gens s’installent donc. (Le parenthésiste rappelle qu’il y a là de l’herbe, on est au printemps.)

Vv 11-13. L’évangéliste écrit qu’après avoir prononcé les remerciements d’usage, Jésus a pris les pains et les a distribués, même chose pour les poissons. Il n’est pas dit que Jésus a miraculeusement fabriqué d’autres pains ou fait surgir d’autres poissons. Il a partagé ce qu’il avait sous la main : des petits poissons salés, et d’humbles pains d’orge (v 13)[5]. La nourriture des pauvres gens, tout le contraire de Cana avec son vin de grand cru. Il s’agissait d’assurer l’essentiel. Puis, surtout quand la nourriture se fait rare dans le pays, pas question de rien gaspiller. Les partisans ramassent donc douze paniers de restes. Or, précisément ici, le Sens affleure. Philippe ne voyait vraiment pas où aller pour trouver de quoi nourrir une telle foule (v 7). André se disait que les ressources disponibles étaient bien maigres (v 9). Les partisans[6] viennent de trouver la réponse à la question de départ (v 5).

Tout autour de soi, il y a les besoins immenses d’un peuple à nourrir, tâche qui relève de gens aussi pauvres que les autres, avec des moyens dérisoires. Mais, quand on se met à partager le peu que l’on possède, l’impossible se produit, les gens trouvent à manger. Tâche toujours à recommencer, cependant. Le récit n’a rien de la description d’un super-miracle, ne vise pas à faire porter le regard sur Jésus et n’a surtout pas le geste de la Cène en vue. C’est même tout le contraire[7]. Il grossit une toute petite chose, pour la rendre accessible à quiconque se réclame de Jésus : il relève de moi, pauvre humain, de peu de moyens, de combler la faim de mon monde.

Vv 14-15. La conclusion de la scène est des plus significatives. D’abord, les gens ne se trompent pas sur une des réalités pointées par le signe. Il en est un de contestation radicale du système mis en place par les grands de ce monde. Le pays est saigné à blanc par Hérode Antipas, désigné par Rome pour le gérer selon ses intérêts impériaux. Quant à la Judée, elle y est aussi active par l’entremise des grands propriétaires terriens, qui ont découpé le territoire à leur profit à la suite de la conquête maccabéenne, et par les scribes qu’elle y envoie pour aligner les traditions galiléennes sur les siennes. Quand donc les gens voient quelqu’un qui s’occupe de leur trouver à manger, ils y voient un prophète de la trempe d’Élie et d’Élisée. Ils savent bien que le système est organisé contre eux, et ils se réjouissent qu’on puisse le contourner en leur faveur. Mais ils ne veulent pas s’impliquer dans la contestation et ne peuvent s’imaginer qu’on puisse penser la vie autrement, aussi passent-ils directement de la reconnaissance du prophète au désir d’un roi. La tentation, permanente, est de penser que, placé dans le même système, un autre puisse faire autrement que ses prédécesseurs. Jésus se retire pour signifier sa désapprobation[8].

 

Ligne de sens

 

Nous verrons, dans les semaines à venir, comment l’évangéliste déploie à sa manière le sens du récit de partage. Entre-temps, nous apprenons de ce dernier que développer le sens du partage, à ras le sol, voilà bien la tâche que Jésus Christ confie à son Église. Mais pour ce faire, il faut mettre de l’ordre dans la situation, montrer ce qui devrait être et répondre aux besoins des gens. Il y a toujours un peuple à nourrir, parce que d’autres humains trouvent leur profit à l’affamer. Selon le Livre des signes, il est impossible de devenir humain si on s’accommode d’un système bloqué sans se soucier d’un peuple affamé. Le «miracle» dont témoigne le récit ne réside pas dans une «multiplication» des pains, mais dans le courage, la ténacité et l’espérance d’humbles et fragiles humains qui osent s’opposer à l’énorme machine à broyer l’humanité et détruire la planète qu’est le système en train de se mettre en place à la grandeur du monde. Chaque fois qu’un partage se vit dans un petit coin de pays, en répondant aux besoins d’un groupe d’humains, le régime de Dieu est enseigné. C’est là qu’arrive quelque chose qui a du Sens, et c’est tout ce qu’il y a à faire, en attendant…

Je termine en reformulant ce qui devrait être perçu comme une évidence évangélique. Prétendre répondre aux attentes de Jésus en accomplissant le partage du pain eucharistique est en travestir le sens et, paradoxalement, révéler un manque flagrant de foi, tout en signifiant un refus de remplir la mission reçue. Jadis, se remémorer la Cène, c’était se rappeler les récits de partage de pain et écouter l’invitation, comme le dit si bien la tradition paulinienne, à faire comme Jésus en «se souvenant» de lui[9]. Croire au Christ se manifeste dans la suite de Jésus. Partager le pain eucharistique n’a donc de sens que s’il s’agit d’un rappel des gestes parlants de partage qu’on a posés en se souvenant de Jésus et d’un engagement à les «multiplier». Un rien se partage et peut faire des merveilles à grande échelle.

 

Notes :

 

[1] Voir Mt 14,13-21 pour l’Année A, et Lc 9,11-17 pour l’Année C.

[2] Voir les vv 1.4.6.10.

[3] Voir 6,1.23; 21,1.

[4] Le villageois de Lc 11,5, qui voit son ami affamé arriver à l’improviste au milieu de la nuit, cherche à en emprunter trois à son voisin. Pas très gros, ni très nourrissants, ces pains.

[5] Les récits évangéliques racontent un partage, et non pas une «multiplication», des pains. Il n’y a pas de «miracle» dans ces textes, un signe étant que nulle part y trouve-t-on mention d’un étonnement, d’une admiration, d’un émerveillement. Il y est fait état de la grandeur d’un geste ordinaire.

[6] L’évangile de Jean ne s’intéresse pas aux Douze, on n’en parle qu’aux vv 67.70.71 (sous la plume du catholique et du parenthésiste). Dans le récit primitif, chacun des Douze aurait son panier pour recommencer à nourrir les gens le lendemain. L’évangéliste y voit la tâche de tout partisan de Jésus.

[7] Dans les synoptiques, les récits de partage des pains ne sont pas des annonces de la Cène, c’est l’inverse. La Cène est un rappel de la tâche illustrée par les récits de partage. Le «Faites ceci en mémoire de moi» n’est pas une invitation à suivre un rituel, mais une interpellation à vivre comme «lui» en se préoccupant de la misère sociale. L’Eucharistie n’a de sens que si les participants se disent comment, au cours de leur dernière tranche de vie, ils ont partagé les pains en mémoire de lui. Comme on va le voir, l’évangéliste ne dit rien de la Cène dans son chapitre 6 et il ne la raconte même pas. Il évitait ainsi le danger que le rite prenne le pas sur le Sens.

[8] Dans le Livre des signes, c’est la seule fois où il est dit que Jésus se retire, seul, dans la montagne. Le «de nouveau» implique que la péricope du partage des pains faisait partie d’un récit suivi.

[9] Voir 1 Co 11,24; Lc 22,19.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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